« Je te souhaite un homme qui te fasse sauter sur sa tête » 

Je n’ai jamais bien compris cette bénédiction que m’envoyait ma grand-mère à chaque fois que je lui rendais visite. Elle me manque terriblement en ce moment. Elle est décédée il y a six ans pile aujourd’hui (c’est fou je viens juste de m’en souvenir en écrivant cet article, c’est sans doute pour cette raison que je pense à elle plus fort que d’habitude). 

J’ai grandi avec une grand-mère maternelle qui n’était pas la douceur incarnée. Elle n’avait pas appris à être douce et à donner de l’amour. Il faut dire qu’elle était l’aînée de onze enfants dont elle s’est occupée alors même qu’elle était encore une gamine. Sol que je surnommais petite « mamie ronchon », aimait les enfants bien élevés. Des enfants qui ne se mêlent pas des conversations des grandes personnes, qui restent en place et maîtrisent parfaitement la grammaire et l’orthographe. Autant te dire que je n’étais pas sa petite fille préférée. J’adorais la faire tourner en bourrique (elle partait au quart de tour), je lui répondais, je la questionnais et je fouillais dans ses placards, ce qui l’insupportait au plus haut point. J’entends encore son accent retentir dans tout l’appartement : « Laura, Où es-tu ? Qu’est-ce que tu fais encore ? » Je ne répondais évidemment pas pour gagner un peu de temps et tout remettre à sa place. Bref, j’étais loin de son idéal d’enfant sage comme une image. Elle me répétait souvent à quel point ma mère était calme et docile à mon âge « jamais un mot au-dessus de l’autre », en espérant peut-être que j’en prenne exemple. 

Nous avions un rituel avec ma grand-mère. À peine étais-je arrivée chez elle qu’elle m’asseyait sur une chaise, me servait un bon thé à la menthe et un petit gâteau marocain dont elle avait le secret (je n’avais pas intérêt à en redemander sinon c’était ma mère qui prenait « Mais alors tu ne la nourris pas cette petite ? ») et hop dictée improvisée. D’abord elle lançait à ma mère un « Et dis-moi elle sait écrire au moins celle-là ? » comme pour annoncer le début des festivités. Avant même qu’elle puisse répondre je rétorquais :
« Évidemment que je sais écrire mamie.
– On va voir ça. Comment écris-tu les pommes que j’ai mangées ? »
Pas le temps de répondre qu’elle me faisait déjà un cours express sur l’accord du participe passé avec l’auxiliaire avoir. L’avantage c’est qu’elle utilisait toujours le même exemple alors je répondais juste… à chaque fois. Elle ne sait peut-être pas écrire celle-là mais elle a une bonne mémoire (tbarkallah). Cela ne l’empêchait pas de me refaire la leçon… à chaque fois. C’était pénible comme rituel mais c’était notre petit moment à nous. 
Une fois la dictée terminée, elle m’installait sur le canapé à côté d’elle devant Les Feux de l’amour… Le supplice ultime. 

En grandissant, j’ai troqué les mercredis après-midi chez mamie pour les virées shopping entre copines. Je continuais à lui rendre visite surtout pour le déjeuner… Il faut avouer que c’était un sacré cordon bleu ma mamie. Elle me racontait son enfance au Maroc et la manière dont elle avait renvoyé tous ses prétendants car elle n’avait d’yeux que pour mon grand-père qu’elle aimait depuis l’âge de sept ans. Elle me montrait comment faire des fleurs en papier crépon en me rappelant la fois où elle avait dû en faire une centaine pour la kermesse de l’école. Elle me parlait de son travail de sténodactylo et ses années passées aux États-Unis à la mort de son mari. 

Et puis un jour, le brouillard. Très lentement, elle a oublié ses mots, ses habitudes, les personnes qu’elle aimait. Elle ne parlait plus que de ses parents qu’elle voyait régulièrement (dans sa tête). Tout s’est mélangé. Pourtant, de cette maladie terrifiante est né quelque chose de très beau. Elle me disait combien elle m’aimait, me caressait le visage, me souriait, comme si elle s’était délestée de cette dureté qui lui avait permis de faire face à la vie et dont elle n’avait plus besoin. J’ai rencontré ma grand-mère une seconde fois et le fait qu’elle ne se souvienne pas de moi n’avait aucune importance à côté de ces moments de tendresse que nous partagions. Je lui rappelais que j’étais sa petite-fille. Elle sautait de joie à chaque fois. Elle me demandait si j’étais mariée. Je répondais que non. Puis, elle me bénissait sa main posée sur ma tête en me répétant avec conviction : « je ne le lâche pas jusqu’à ce qu’il m’exauce ». 

 

 

À Sol♥