
Il était capable de s’enfiler cinq ristrettos en une matinée, sans trembler.
Petite, j’imaginais qu’être adulte se résumait à fumer des clopes et boire du café.
Pour lui ressembler, j’ai commencé progressivement, d’abord par du café au lait sucré. Il m’observait, attendait que je trempe mes lèvres, puis disait : « c’est pas ça le vrai café ! ».
Une fois, à un rendez-vous client, une femme élégante vêtue d’un chemisier en soie blanc, m’a proposé un café serré. Sous le charme de son accent, j’ai accepté sans hésiter. Je me suis forcée à avaler chaque gorgée. Faire honneur à mes origines valait bien un décapage complet de mes intestins. Je me suis empressée de lui raconter. Il a fait mine d’écouter.
Il est parti peu après ma naissance. Ma mère me répète combien nous sommes similaires. Le même sale caractère. Les mêmes mains. Et la commissure de nos lèvres qui pointe vers le haut, même quand nous ne sourions pas.
Dans la famille DioGuardi, le café est une religion. Si tu souhaites être pris au sérieux, tu n’as pas d’autre option que le ristretto, sans sucre, et sans lait.
Chez mes grands-parents, chaque repas, chaque conversation, chacun de nos moments d’attente, était ponctué d’un café. Mon nonno qui ne parlait pas français, vivait mes refus comme un affront. Son visage se fermait et il disait : « Ma, quella non è una vera italiana ! ». Il avait sans doute raison, je n’étais pas une vraie italienne. La Sicile ne coulait pas dans mes veines.
Quelque temps plus tard, il est parti vivre au Brésil. Je n’ai plus jamais eu de ses nouvelles.
Ce matin, alors que je rentrais du marché, un homme d’un certain âge m’a offert un café. J’ignore encore pourquoi je me suis installée. Il a commandé deux expressos. Je n’avais pas tellement envie de parler.
Alors que je tournais la tête pour le remercier, il ajoutait de l’eau à son café. J’observais la scène amusée, j’attendais qu’il trempe ses lèvres pour dire : « C’est pas ça le vrai café ! ».
Sur le chemin de la maison, j’appelais mon père.