J’ai grandi à Madinat Al Anwar, la Cité des lumières.
Mes parents fabriquaient des bijoux et des tissus qu’ils exportaient jusqu’en Europe. Ils confectionnaient les plus beaux caftans de la ville. Quand ils étaient occupés à l’atelier, mon frère et moi nous déguisions avec les chutes de tissus, et les perles égarées, dispersées sur le sol de la maison. Nous conservions les plus belles dans une boîte en métal verte. Une fois, mon frère en a volé une, et l’a donnée à une cousine de passage, en souvenir de notre capitale.
Nous vivions dans le nombril du monde, si bien que nous recevions tout le temps. Ma mère s’en plaignait, mais elle aimait ça au fond, recevoir. Notre villa, faite de terre rouge, surplombait le fleuve Tigre. Après le dîner, mon petit frère Nasim et moi, nous éclipsions sur le toit-terrasse pour espionner la fille de la voisine.
Les nuits de pleine lune, je lui racontais l’histoire de la ville, de sa construction à aujourd’hui. Nasim posait beaucoup de questions, alors j’inventais. Je retraçais l’épopée du calife Al-Mansûr, qui avait fait venir chacune des pierres de son palais, à dos de tigre du Bengale. Je décrivais l’odeur des épices, la traversée du désert, combien ces bêtes s’étaient senties dépaysées à leur arrivée en Iran. Je prenais soin de lui dire chacune des merveilles, en chemin vers la ville ronde. Je lui avouais que les félins avaient beaucoup pleuré pendant leur voyage, à tel point que le sel avait creusé un fleuve. Je concluais mon récit en pointant en direction du Tigre.
Nasim, ça veut dire brise en arabe ; ou plutôt le souffle de vie, comme on dit dans ma famille.
Une nuit, papa est entré dans la chambre où nous dormions. Il nous a demandé de rassembler quelques affaires. Maman avait le hoquet. Assise sur le canapé du deuxième salon, celui des invités, elle fixait le vide. J’ai demandé à mon père pourquoi il fallait partir. Son regard humide a dit : « Nous ne sommes plus chez nous ici, Yalla ! ».
Je me suis alors tourné vers mon frère. Il n’imaginait pas la chance que nous avions. Nous venions d’être tiré au sort par les descendants du calife, pour vivre une aventure extraordinaire. Il fallait jouer au tigre, courageux et fier. Je répétais : « vite, vite, avant qu’ils ne choisissent une autre famille ! ». Nasim sautillait d’une pièce à l’autre pour ne rien oublier.
Il ne devait pas trop s’encombrer. Je lui ai promis que nous reviendrions. Il a lâché ses jouets, ses livres et son épée, pour n’emporter que notre boîte à perles.
C’était il y a trente ans…