Ce jour-là comptait plus que les autres.

Il mit son polo vert préféré et descendit les escaliers le regard dans le vide. Malgré son âge avancé, Cyen tenait à se raser tous les matins et à aller travailler. Son pressing était tout pour lui. Le symbole de la réussite qu’il léguerait à son tour à l’une de ses filles.

Il avait fui le parti communiste chinois avec sa famille à l’âge de 7 ans et n’avait plus qu’un vague souvenir de son pays natal. Ses parents s’étaient installés à New York au début des années 50 et étaient parvenus à toucher du doigt le fameux Rêve Américain. Ils avaient ouvert un service de pressing juste au-dessus de leur appartement du 81 Canal Street. Le week-end, Cyen et son frère aidaient leurs parents à laver et repasser les vêtements. C’est ainsi qu’ils apprirent le métier.

Quelques années plus tard, Cyen reprit le commerce familial tandis que son frère Bo, qui se faisait désormais appeler Peter, avait suivi sa femme en Californie. Cyen devint une légende dans le quartier. Il était le seul à venir à bout de n’importe quelle tâche, si bien que ses clients traversaient tout Manhattan pour lui déposer leurs vêtements.

Les années passèrent. La fatigue se fit sentir, quand vint le jour de fermer boutique. Cela faisait plusieurs mois que sa femme le suppliait d’arrêter de travailler. Elle rêvait de voyages et d’une grasse matinée, mais Cyen ne se faisait pas à l’idée. Il avait souhaité si fort que l’une de ses filles prenne la relève… Cela lui brisait le coeur.

La journée touchait à sa fin. Cyen s’apprêtait à fermer lorsqu’il entendit le bruit sourd d’une foule se rapprocher. Il s’arrêta sur le seuil de la porte par curiosité. Les bras lui en tombèrent. Tous ses clients et amis se tenaient là devant lui et l’acclamaient. Il reconnut la dame pressée à la robe de cocktail bleue et ce père célibataire qui lui apportait quinze chemises tous les quinze du mois, depuis plus de vingt ans. Le fils de Monsieur Richard avait bien grandi, Madame Rosemond portait encore une de ses coiffes fantasques dont elle avait le secret, tandis que le Teckel de Madame Blackman se cachait derrière les jambes de sa maîtresse, comme à son habitude. Quel trouillard ce Gordon ! 

Cyen resta immobile et ne laissa s’échapper aucune larme. Aucun sourire. Pas un mot. Il se tenait droit et détaillait chacun des visages de son quotidien. C’est avec une grande pudeur qu’il salua chacun d’entre eux, puis se retira. 

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